Réception judiciaire et réception tacite : deux voies distinctes en droit de la construction

En matière de construction, la réception de l’ouvrage constitue un moment central : elle marque le point de départ des garanties légales, notamment la garantie décennale prévue aux articles 1792 et suivants du Code civil.

Or, si la réception expresse (matérialisée par un procès-verbal signé) ne soulève pas de difficultés, les choses se compliquent lorsque cette formalité fait défaut. La pratique et la jurisprudence ont alors dégagé deux mécanismes particuliers : la réception judiciaire et la réception tacite. Ces deux notions, parfois confondues, obéissent pourtant à des logiques très différentes.


1. La réception judiciaire : une institution du Code civil

L’article 1792-6 du Code civil prévoit expressément la possibilité d’une réception judiciaire :

« La réception est l’acte par lequel le maître de l’ouvrage déclare accepter l’ouvrage avec ou sans réserves. Elle intervient à la demande de la partie la plus diligente, soit à l’amiable, soit, à défaut, judiciairement. »

La réception judiciaire est donc prononcée par le juge, lorsque l’une des parties refuse abusivement d’y procéder. Deux conditions doivent être réunies :

  • l’ouvrage doit être en état d’être reçu, c’est-à-dire effectivement habitable ou utilisable ;
  • le refus de réception doit être injustifié.

La jurisprudence est constante : la condition déterminante est l’habitabilité de l’immeuble. Certes, la présence de malfaçons n’exclut pas la réception, celle-ci pouvant intervenir avec réserves. En revanche, un immeuble qui ne peut être mis en service ne saurait être réceptionné judiciairement.

La Cour de cassation a ainsi jugé que la réception judiciaire est subordonnée à l’absence de désordres affectant la solidité ou la viabilité de l’ouvrage (Cass. 3e civ., 11 janv. 2012, n° 10-26.898).

Le juge doit donc, au cas par cas, apprécier si l’ouvrage est en état d’être reçu. C’est ce caractère objectif – indépendant de la volonté du maître de l’ouvrage – qui caractérise la réception judiciaire.


2. La réception tacite : une construction prétorienne

À l’inverse, la réception tacite ne figure pas dans le Code civil : il s’agit d’une création jurisprudentielle. Elle intervient lorsque, malgré l’absence de procès-verbal, certains indices permettent de déduire une volonté claire du maître d’ouvrage de recevoir l’ouvrage.

Deux critères cumulatifs sont traditionnellement exigés :

  1. La prise de possession de l’ouvrage ;
  2. Le paiement du prix des travaux.

La seule prise de possession ne suffit pas : il faut démontrer une volonté non équivoque du maître de l’ouvrage. Ainsi, des maîtres d’ouvrage qui contestent en permanence la qualité des travaux ne peuvent se prévaloir d’une réception tacite. De même, un maître d’ouvrage qui n’a pas soldé la facture et refuse de signer l’attestation de bonne fin des travaux ne manifeste pas une telle volonté.

Lorsque ces critères sont réunis, le juge constate la réception tacite, sans avoir à vérifier l’habitabilité de l’immeuble.

La Cour de cassation l’a rappelé récemment : dans une affaire relative à la transformation d’un hôtel en appartements, les juges d’appel avaient refusé de reconnaître la réception tacite au motif que l’ouvrage n’était pas suffisamment avancé pour être utilisable. La Haute juridiction a censuré cette décision, affirmant que la réception tacite n’est pas subordonnée à la constatation de l’habitabilité (Cass. 3e civ., 6 juin 2024, n° 22-24.047).


3. Une distinction fondamentale : approche objective vs approche subjective

La différence essentielle entre ces deux mécanismes réside donc dans leur logique juridique :

  • La réception judiciaire : c’est une réception imposée par le juge, malgré le refus d’une partie. La volonté du maître de l’ouvrage est ici ignorée. Le juge se fonde uniquement sur des critères objectifs, en particulier l’« ouvrage en état d’être reçu », notion qui se confond le plus souvent avec l’habitabilité.
  • La réception tacite : c’est une réception constatée par le juge sur la base d’éléments révélant la volonté du maître de l’ouvrage. L’analyse est alors subjective, centrée sur l’attitude et les comportements des parties (prise de possession, paiement, absence de contestations).

Cette distinction permet aussi de comprendre la différence entre réception judiciaire et demande en constatation judiciaire de la réception tacite :

  • La première vise à créer une réception qui n’a jamais eu lieu, par l’effet de la décision du juge.
  • La seconde tend seulement à faire constater une réception déjà intervenue, mais de manière tacite, entre les parties.